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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau et Sarah Stewart-Kroeker

Luc 6 : 27-38

Ce texte, la deuxième partie du sermon de la plaine dans l’évangile de Luc, nous est bien connu. Si familier, si difficile, et qui nous confronte ici dans toute sa radicalité : l’appel et le défi de Jésus dans l’une de ses expressions les plus exigeantes, d’aimer son ennemi. Peut-être le seul appel aussi exigeant serait celui qui est prononcé plus loin dans ce même évangile, Luc 14 : 26…  « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. »

Dans les deux cas, l’appel est caractérisé par l’obligation de dépasser ou de résister les liens affectifs que l’on pourrait dire « naturels » - qu’on hait son ennemi, qu’on aime ses proches. L’appel de Jésus conteste, on pourrait dire, l’ordre « naturel » de l’amour (et de son contraire). Ou en tout cas, il n’y accorde aucune vertu particulière, car « Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. »

Mais qu’implique aimer ses ennemis ? C’est une question difficile, qui a fait couler beaucoup d’encre au fil des siècles. Est-ce un appel à la non-vengeance, c’est-à-dire, une interdiction des représailles ? À la non-violence ? A la non-résistance et donc à l’acceptation pacifique ? Au pardon inconditionnel de toute injustice ?

Mais même avant de considérer ces grandes questions, attardons-nous un moment sur une autre : qui est mon ennemi ? Cette question est en quelques sortes l’inverse d’une autre, toute aussi centrale au christianisme : qui est mon prochain ? Si on est appelé à se demander, « qui est mon prochain ? » on est appelé aussi à se demander « qui est mon ennemi » ? Et pourquoi l’est-il mon ennemi ? Quelles sont les conditions dans lesquelles une hostilité s’est creusée entre nous ?

Il faut peut-être commencer par-là, les conditions de l’hostilité, ou bien, du péché. On peut dire que les conditions d’inimitié se sont ancrées dans la condition créée par la chute, depuis laquelle on souffre de rupture, de conflit, de haine, de violence. Les conditions d’inimitié sont dès lors caractéristiques de l’existence terrestre de manière fondamentale – mais nous marquent également dans notre particularité, la singularité de nos circonstances, de nos relations avec les autres.

En effet, on a débattu dans la littérature à quel point il faut comprendre par l’ennemi un ennemi personnel ou un ennemi politique – mais si on ne peut pas présupposer une portée spécifiquement ou étroitement nationaliste, on ne peut pas non plus supposer qu’il ne s’agit que d’ennemis d’une proximité intime ou personnelle. Si le prochain peut être un étranger, comme dans la parabole du samaritain, alors l’ennemi aussi. L’ennemi peut être l’individu, mais aussi un peuple ; l’ennemi peut être celui envers quel ou duquel je souffre directement, et l’ennemi peut être lointain, des personnes avec qui je suis ancrées dans des relations marquées par l’hostilité de manière structurelle.

On a débattu à quel point l’idée de ne pas se venger implique la non-violence ou la non-résistance de manière catégorique, même dans des situations de graves injustices.

Et en effet, ces questions-là sont l’objet de siècles de débats théologiques, débats qui ne sont pas non plus tout simplement abstraits, mais qui se sont vécus de diverses manières. Toute réflexion à ce sujet doit reconnaître la violence qui a été déployée au nom du christianisme, et donc de l’inimitié qui a marqué l’histoire du christianisme, de ses pires abus. On doit reconnaître aussi les traditions de la non-violence et de la non-résistance dans cette histoire, qui ont été vécus par exemple par des anabaptistes, par des militants des droits humains et civils, par les persécutés de divers contextes, et ces histoires continuent à susciter des tensions dans l’interprétation de ce message de Jésus, si simple, si radical, et peut-être, si dangereux.

 Jusqu’où faut-il supporter la violence d’un autre ? Jusqu’où doit-on le pardon et sous quelles conditions ? On a interprété cet appel comme étant l’idéal ultime de l’éthique chrétienne, l’amour qui se donne entièrement, qui ne cherche pas à se préserver soi-même, mais qui se soumet, même jusqu’à la mort, comme l’a fait Jésus sur la croix. Mais comment vivre cet appel en tant qu’humains déchus ? Ces paroles représentent-t-elles l’idéal que seul le Christ puisse pleinement incarner ? Quels sont les contours de ce qu’implique cet appel pour nous ? Si Jésus s’est soumis à la mort pour sauver l’humanité du péché, qui blesse et qui détruit nos relations avec les autres, avec nous-mêmes, avec Dieu, quel est le sens de se soumettre à l’injustice ?

 Les théologies féministes, par exemple, ont interrogées à quel point une femme est censée souffrir patiemment des abus dans ses relations intimes. Les théologies de la libération ont interrogé à quel point les peuples colonisés ou ensevelis sont censées supporter l’exploitation auxquels ils ont été soumis en même temps qu’ils ont été évangélisés (souvent sous force coercitive), ou à quel point les pauvres soumis à de régimes économiques d’exploitation sont censés persévérer tout en simplement attendant leur récompense céleste.

 Les risques d’abus, entre les mains simplement humaines, sont réels. Qu’en faisons-nous ?

 Commençons par l’une des expressions littéraires les plus puissantes de contestation de cet appel, et du problème de la souffrance auquel cet appel se confronte – le long discours d’Ivan Karamazov dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Si l’on connait un bout de ce roman monumental, c’est celui-ci. En conversation avec son frère Alyosha, le fidèle quasi-saint du roman, Ivan élabore sa protestation – sa révolte – contre le christianisme, qui culmine par son récit du Grand Inquisiteur. C’est un moment clé du roman, où Ivan fustige l’appel à l’amour chrétien et le problème du péché et de l’absolution. Sa révolte commence, en fait, par son incompréhension non pas de comment aimer son ennemi, bien qu’on y arrive ensuite, mais comment aimer son prochain.

 « Je dois t’avouer une chose, commença Ivan, je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C’est précisément, à mon idée, le prochain qu’on ne peut aimer ; du moins ne peut-on l’aimer qu’à distance. … Il faut qu’un homme soit caché pour qu’on puisse l’aimer ; dès qu’il montre son visage, l’amour disparaît. … En théorie, encore, on peut aimer son prochain, et même de loin : de près, c’est presque impossible. » [1]

Pour Ivan, l’amour chrétien n’est possible que pour le Christ… « À mon avis, l’amour du Christ pour l’humanité est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu’il était Dieu ; mais nous ne sommes pas des dieux. »[2]

D’autant plus impossible, donc, d’aimer son ennemi. Et en effet, ce n’est pas sur l’amour du prochain qu’il s’attarde, Ivan. C’est sur l’ennemi, sur ceux qui commettent les pires actes de torture, de viol, de meurtre, et l’impossibilité qu’il confronte de pouvoir accepter l’absolution de ces maux, même au paradis.

Ivan prend la souffrance des enfants comme objet central de sa protestation, en quelques sortes, comme le test ultime. Il évoque l’abus de petites filles par leurs parents, et enfin, une histoire tirée des archives russes, d’un général qui fait dévorer par ses chiens chasseurs un petit garçon de 8 ans pour avoir, par accident, blessé la patte de l’un de ses chiens. Le prix du christianisme, dit Ivan, face à de telles atrocités, est trop haut. Je note en passant que Dostoïevsky connaissait lui-même le chagrin de perdre un enfant ; sa fille Sofya est décédée de la pneumonie à trois mois, et est enterrée ici à Genève. On entend peut-être l’écho de sa douleur dans les paroles d’Ivan, bien que Sofya soit morte d’une maladie et non pas par un acte de violence humaine.

Écoutons Ivan, du fond de l’abime de sa crise théologique :

« Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. C’est sur ce désir que reposent toutes les religions, et j’ai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, qu’en ferai-je ? Je ne peux résoudre cette question.

 … Je comprends comment tressaillira l’univers, lorsque le ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées ! », lorsque le bourreau, la mère, l’enfant s’embrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué.

 Crois-moi, Aliocha, il se peut que je vive jusqu’à ce moment ou que je ressuscite alors, et je m’écrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison, Seigneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant qu’il est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle ne vaut pas une larme d’enfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin infect ; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes n’ont pas été rachetées. Tant qu’il en est ainsi, il ne saurait être question d’harmonie. Or, comment les racheter, c’est impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance.

 Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe pas, que devient l’harmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ?

 C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette harmonie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet. »[3]

 On sent, dans ce passage, une certaine horreur face à cet appel à aimer et à pardonner l’ennemi. On pourrait voir, dans ce monologue d’Ivan, non seulement l’expression d’une révolte contre cet appel à l’amour et au pardon, mais une répulsion. L’amour du Christ et auquel appelle le Christ semblerait dépasser de si loin les demandes de la justice terrestre qu’il serait non seulement inatteignable mais véritablement répugnant.

 Là se pose une question bien difficile, le rapport entre l’amour et la justice – mais aussi se fait voir quelque chose d’autre, que cet appel ne peut pas être imposé sur d’autres. La mère ne peut pas pardonner à la place de son enfant. Encore moins peut-on, en tant qu’humains et pécheurs, faire l’appel à l’autre comme si on en aurait l’autorité – car l’appel est fait à nous. Seul le Christ peut prononcer cet appel, de manière directe, à nous. L’humain pécheur n’a pas l’autorité de faire cet appel. Dans les bouches des humains déchus, cet appel est vite un outil d’injustice et de domination. Donc si on discute de cet appel, comme je le fais aujourd’hui, on ne peut le faire que dans la posture de quelqu’un qui s’y confronte dans sa fragilité et dans son inadéquation.

 Revenons à la question à mon sens centrale : qu’implique « aimer » son ennemi ? Est-ce qu’on renonce à la justice, à la correction du mal, en aimant ? L’amour chrétien et la justice sont-ils des régimes indépendants ?

 Sur ce point, je suis saint Augustin : la justice est une forme d’amour. Et la justice n’exclut pas, bien sûr, la miséricorde, la clémence, le pardon. Mais Augustin est très clair sur le fait que de passer le péché sous une acceptation complaisante n’est pas un amour véritable – ni pour ceux qui en souffrent d’injustice, ni pour ceux qui commettent l’injustice. L’amour chrétien, le pardon, l’absolution, n’est pas complaisant, mais guérisseur. L’amour de l’ennemi, en quelques sortes, si c’est l’amour du pécheur qui commet des actes injustes, c’est nous tous. Il ne s’agit pas simplement d’aimer son ennemi comme s’il n’est que l’autre, mais d’accepter l’amour guérisseur du Christ pour soi et ses propres inimitiés – et la guérison peut être douloureuse. On ne guérit pas d’un coup. La convalescence est longue et difficile, et ne se termine pas sur terre. Et la guérison ne se fait pas sans se confronter à l’injustice souffert et l’injustice qu’on commet.

 Qui est l’ennemi ? L’ennemi est celui qui me hait, et l’ennemi c’est aussi moi et la haine qui se trouve dans mon propre cœur.

 Qui est l’ennemi ? À la fois l’autre et moi-même.

 Je ne souhaite pas ici défaire les distinctions qui sont nécessaires à la justice, ici-bas, entre les rapports de force, les dominants et les dominés, ceux qui souffrent des injustices et ce qui les commettent. Je ne souhaite pas non plus suggérer que cet appel du Christ veut dire accepter sans résistance toute injustice, d’attendre passivement l’au-delà. L’amour juste ne permet pas d’effacer, de mettre tout au même niveau, comme si par le fait que nous sommes tous pécheurs, tous ennemis donc en quelques sortes, qu’il n’y aurait alors qu’une seule et même réponse à tout acte commis dans ce monde violent.

 Mais je pense que ce passage ne peut pas être compris sans le sens dans lequel il nous pointe vers nous-mêmes : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux. Ne jugez point, et vous ne serez point jugés; ne condamnez point, et vous ne serez point condamnés; absolvez, et vous serez absous. Donnez, et il vous sera donné ».

 Bref, aimez comme vous souhaiteriez être aimés. On ne peut pas confronter les questions exigeantes et difficiles de ce qu’implique aimer et pardonner l’ennemi si on ne se confronte pas à l’inimitié dans lequel nous sommes, nous aussi, enfoncés.

 Mais plus encore, ces versets appellent à aimer comme nous sommes aimés, sans le mériter, par le Dieu miséricordieux, qui aime les ingrats et les méchants pour en faire d’eux ses enfants.

 L’amour juste, l’amour divin, cherche la transformation de ces relations d’inimitié. Augustin dit, de l’amour de l’ennemi, que l’on l’aime dans l’espoir de la transformation réciproque – la transformation de soi et de sa capacité d’aimer, qui ne se fait que par la grâce divine, et la transformation de l’ennemi en ami. Mais cette transformation, tout comme la guérison qu’elle implique, ne se fait pas d’un coup, ni ne s’accomplit facilement, ni même s’achève dans cette vie. Et l’amour juste n’implique pas non plus qu’on renonce à toute correction, ni qu’on garde toute relation dans son état existent, qu’on laisse passer, qu’on reste tout simplement dans des relations d’abus, de conflit ardu et continu, ou d’exploitation. Le ministère de Jésus est marqué, je note, par des confrontations aux régimes injustes. Il résiste aux normes religieuses institutionnelles, aux abus économiques, aux autorités impériaux – toujours dans le but de guérir les maladies, soit physiques, soit spirituels. Si l’injustice est une maladie de l’esprit qui infecte les relations humaines, la guérison n’est pas l’amour passif et complaisant mais l’amour juste.

 Mais il faut reconnaître la tension que présente ce passage de Luc à cela, car le passage s’ouvre à de telles interprétations : qu’en est-il donc, de cet appel à présenter l’autre joue ? N’est-ce pas un appel à se soumettre à la violence de l’autre, sans plainte, sans recours ?

 J’avoue que je ne peux pas vous offrir une résolution facile à ces tensions. Peut-être ne peut-on que terminer par évoquer l’espoir de la transformation de l’inimitié, la guérison qu’une telle transformation implique non seulement de l’ennemi qui serait en face de nous mais de l’ennemi qui nous sommes, la transformation qui serait nécessaire à pouvoir même songer à aimer son ennemi, tout comme la transformation de l’ennemi en ami. On peut le dire dans l’espoir, car cet amour et cette guérison n’est pas le fruit de nos propres efforts – nous ne sommes pas le Christ, comme dit Ivan. Mais nous pouvons prier que nous serions prêts à accepter un tel amour comme don, et suivre le chemin qui se présente, chemin qui sera le nôtre, et dont les péripéties ne peuvent pas être forcément discernées à première vue, mais dont on peut affirmer la fin espérée – la guérison intégrale par l’amour transformateur du Dieu qui se donne à nous, nous qui sommes ses enfants et qui sommes ses ennemis par la rupture du péché, et qui nous aime toujours.


[1] Dostoïevski, Les frères Karamazov, tome premier, trad. Henri Mongault, BeQ (Edition de référence, Paris, Gallimard, Folio Classiques no 2655), 606-608. Disponible en ligne : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Dostoievski-Karamazov-1.pdf

[2] 607.

[3] 623-26.

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