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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

Cette semaine, j’ai profité des vacances pour aller voir le dernier film de Michel Ocellot, Le pharaon, le sauvage et la princesse, qui raconte trois histoires bien distinctes. Le thème de la première a pour moi résonné avec celle d’Esdras que nous venons d’entendre. Un jeune roi koushite, Tanouekamani, doit devenir pharaon pour obtenir le droit de se marier à celle qu’il aime, Nasalsa. C’est la condition impossible posée par sa belle-mère potentielle, qui espère ainsi conserver encore longtemps le pouvoir. Il est complètement découragé, mais sa belle l’encourage, lui démontrant qu’il a toutes les qualités pour devenir un bon pharaon : le courage, l’audace, la sagesse et la bienveillance. Convaincu, Tanouekamani part donc conquérir l’Egypte, province par province. Avant son départ, il demande conseil au dieu de son pays, qui lui dit que Nasalsa lui a déjà donné le meilleur conseil, et qu’il le protégera jusqu’à la frontière. A chaque étape de son voyage, avant d’entrer dans une nouvelle province, Tanouekamani demande au dieu tutélaire de la province conseil et protection, et il obtient toujours la même réponse : il sait déjà quoi faire, et il sera protégé par le dieu concerné jusqu’à la prochaine frontière. Le jeune homme conquiert peu à peu l’Egypte, même si le terme de conquête semble bien peu convenir puisqu’aucun combat n’est livré : Tanouekamani prend soin des petits, convainc les grands, protège tout le monde, et le peuple d’Egypte se place peu à peu sous son sage gouvernement. Devenu pharaon des deux terres, alors que Tanouekamani remercie les dieux pour leur protection, et son principal conseiller a cette remarque intéressante : « les dieux n’ont rien fait pour vous, ce sont vos qualités et l’élan donné par Nasalsa qui ont tout fait ». Il est vrai que dans l’histoire, il n’y a aucune action spectaculaire ni surnaturelle attribuable ostensiblement aux dieux. On ne les voit que dans les moments où ils répondent à l’appel du jeune homme, puis ils disparaissent de l’écran. Tanouekamani ne répond pas à la remarque de son conseiller, et Michel Ocellot nous laisse avec la question : quel rôle les dieux ont-ils vraiment joué dans cette épopée ? Existent-ils d’ailleurs vraiment, ou sont-ils de simples émanations de l’esprit de Tanouekamani ? S’ils existent, quel est leur mode d’action dans la vie réelle ? Questions que nous nous sommes tous et toutes posé.es, ne serait-ce qu’à mi-voix, sur le ton de la blague, un jour ou l’autre. Tout comme la tentation de vivre sans dieu(x), comme le propose à demi-mots le conseiller, nous a effleuré.es.

Ces questions sont aussi présentes dans les récits des livres d’Esdras et Néhémie, et en particulier dans celui du voyage d’Esdras, accompagné de beaucoup d’exilé.es, vers Jérusalem. Esdras aussi, avant d’entreprendre son voyage, cherche la protection de son dieu, et constate, après coup, que tout s’est bien passé et qu’il l’a donc apparemment obtenue. Comme dans l’épopée de Tanouekamani, il n’y a pourtant aucun récit d’épisode spectaculaire, aucune intervention miraculeuse qui pourrait justifier de cette conclusion. Vous l’avez entendu, le récit du voyage proprement dit est d’ailleurs extrêmement succinct :

Nous sommes partis du fleuve d’Ahawa le douze du premier mois pour aller à Jérusalem. La main de notre Dieu fut sur nous et il nous délivra de la paume des ennemis et des tendeurs d’embuscades.

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Esdras n’est pas un conteur aussi captivant que Michel Ocellot : il s’attarde sur ce qui nous semble des détails sans intérêt : des listes de noms imprononçables, l’inventaire du trésor du temple et de l’offrande qui l’accompagne, la recherche des lévites, et il passe comme chat sur braise sur ce qui pour nous ferait toute la saveur d’un bon récit : le trajet emprunté, les difficultés pour trouver l’eau et la nourriture, les assauts déjoués des brigands, les inévitables conflits et tout aussi inévitables histoires d’amour dans la gigantesque caravane, les moments de désespoirs, les rêves et les formidables élans d’espérance et de joie qui portent les pas des marcheurs et marcheuses, sans oublier bien sûr les moments spectaculaires qui démontrent la protection divine dont ils et elles jouissent. Nous aimons les belles histoires, celles qui se comprennent bien, avec des gentils et des méchants bien identifiés, et du merveilleux.

Mais l’intérêt d’Esdras est ailleurs : ce qu’il veut raconter, ce n’est pas un beau voyage, mais la présence de Dieu au seuil de tous nos commencements, une présence que son récit à la fois souligne – en mentionnant la main de Dieu qui protège son peuple – et en même temps rend très discrète – en ne signalant aucun épisode particulier. C’est que le récit tient sur une ligne de crête : le Dieu dont Esdras implore la protection est certes celui qui a délivré son peuple de l’esclavage en Égypte et l’a guidé vers la terre promise, mais il est aussi celui-là même sous la protection duquel ont eu lieu la chute de Jérusalem, la destruction du Temple et les douleurs de l’exil, celui dont les descendants des premiers exilés ne savent plus trop s’il est encore le leur ou s’ils doivent s’en remettre à l’un des dieux babyloniens, tant il leur semble absent. Un Dieu donc dont la présence est bien souvent invisible, imprévisible, et déconcertante, parfois dérangeante. Vous avez certainement déjà été questionné.es sur le rapport entre ce Dieu auquel vous faites au moins un tout petit peu confiance et l’existence du mal et du malheur : soit votre Dieu est impuissant, soit il est sadique. Dans les deux cas, on ne peut pas lui faire confiance, alors comment expliquez-vous cette confiance qui vous habite pourtant… Difficile de répondre à une telle interpellation n’est-ce pas ? Difficile aussi de répondre au conseiller de Tanouekamani dans le film de Michel Ocellot : est-ce bien aux dieux, à Dieu, puisqu’ils semblent impuissants ou sadiques, qu’il faut attribuer la réussite de l’entreprise de Tanouekamani, du voyage d’Esdras et de ses compagnons vers Jérusalem ou de nos petits et grands projets ? Ou bien est-ce seulement à leur courage, à leur intelligence et à leur astuce ? Quel est le rôle de Dieu dans nos vies ?

Pour Esdras, la réponse est claire : la main de Dieu y est présente, guidant, inspirant et encourageant. Rien de spectaculaire, mais une action fondamentale. Comment se manifeste-t-elle ?

D’abord, il faut regarder au bon endroit pour la voir : elle n’est pas dans un éclair spectaculaire ou un retournement de bataille, mais bien en amont de ça, dans un appel. Quelques versets avant notre passage, Esdras nous est présenté comme un scribe qui se consacre à l’étude de la Torah, des enseignements de Dieu pour son peuple. Il a donc appris à connaître le Dieu de ses ancêtres, YHWH, dans les récits et les enseignements de celles et ceux qui l’ont précédé et qui ont témoigné de leur chemin avec ce Dieu-là : un Dieu qui n’élimine pas les épreuves, les déceptions, les égarements, la mort ; mais un Dieu qui reste présent au cœur de tout cela et qui guide vers la lumière. Nourri de tout cela, Esdras entend un appel pour lui à se rendre à Jérusalem, c’est-à-dire au lieu dans lequel Dieu se rend présent, et ici la dimension symbolique se superpose à la réalité géographique. Il s’agit certes de se rendre dans la ville de Jérusalem en Judée, mais plus profondément, de se rendre là où Dieu se rend présent pour lui. Le Dieu de ses ancêtres devient son Dieu.

Et cet appel ne le concerne pas lui seul, mais concerne toutes celles et ceux qui veulent l’accompagner. Aucune contrainte à venir, mais un appel. Quand on a lu les premiers chapitres du livre d’Esdras, ceux qui racontent le retour des premiers exilés à Jérusalem avec Josué et Zorobabel, on pourrait penser que tous les israélites qui le souhaitaient sont déjà rentrés. Pourtant à l’appel d’Esdras ils sont de nouveau nombreux à se mettre en marche. Pour eux aussi, le Dieu de leurs ancêtres devient leur Dieu – et le texte est rythmée par le rappel de cette relation personnelle : l’expression « notre Dieu » revient huit fois ! On peut expliquer cette mobilisation historiquement : plusieurs décennies ont passées, et les descendants de ceux qui avaient choisi de rester peuvent faire des choix différents de ceux de leurs ancêtres. On peut aussi y entendre une promesse : il y a autant d’appels que nécessaire, Dieu ne se lasse pas d’appeler jusqu’à ce que nous répondions à son appel ! Et cet appel se fait par autant de moyens que nécessaire, on le voit avec cette histoire des lévites et de leurs serviteurs les nétinims, qui manquent d’abord à l’appel. Ont-ils préféré rester dans ce pays où se trouve leur vie ? Sont-ils passés à côté de l’information qu’un départ s’organise ? Quoiqu’il en soit ils ne sont pas là, alors que leur présence sera nécessaire à Jérusalem pour que le temple puisse de nouveau fonctionner. Esdras fait donc en sorte de faire passer le message autrement, par des hommes sages et respectés, et cette fois ils entendent l’appel et se joignent au voyage. Il nous faut parfois recevoir un appel par plusieurs biais pour vraiment l’entendre...

La main de Dieu se retrouve aussi dans la manière dont le but du voyage à Jérusalem est conçu, et dont le voyage est préparé ! Il ne s’agit pas de la conquête d’un pays, mais de regagner le lieu de la présence de Dieu et de rebâtir le temple, sa maison. Pour celles et ceux qui partent, pour nous d’une certaine façon dans le voyage de nos vies, il ne s’agit donc pas de faire quelque chose d’utile aux yeux du monde, ni d’accumuler des richesses, mais de remettre au centre de sa vie la relation avec Dieu, de vivre comme son enfant, comme son peuple. C’est la fonction de ce jeûne d’humiliation, ou de soumission, devant Dieu. Humiliation ou soumission sont deux mots qui heurtent nos oreilles : le Dieu que Jésus Christ est venu manifester ne cherche pas à nous humilier ni à nous soumettre, mais à nous libérer de ce qui nous opprime et à nous relever de tous nos abaissements. Ici, il s’agit surtout de se remettre entre les mains de celui qu’on reconnaît comme son Dieu, ce qui – oui – est une forme non pas d’humiliation, mais d’humilité : nous nous ne sommes pas notre propre origine ni notre propre fin, pas plus que nous ne sommes le centre de l’univers. Pour le dire autrement, nous ne sommes pas des dieux tout-puissants ! Par ce jeûne, par la prière qui l’accompagne, Esdras et les exilé.es se proclament dépendant.es d’un Autre, qui est leur Dieu et se placent sous sa protection : c’est à lui et non au roi de Perse que revient le rôle de protecteur. La tentation aurait pu être grande pourtant de faire de ce roi qui rendait un peu de liberté, de pouvoir, un demi-dieu, une idole, de lui conférer la place de protecteur du peuple. Nous connaissons tous des situations où nous sommes si reconnaissant.es à telle ou telle personne – quelle qu’en soit la raison – qu’on l’idéalise, qu’on la met sur un piédestal, et on n’est pas si loin alors de l’idolâtrie… le livre d’Esdras échappe à cette pente en rappelant constamment que c’est Dieu lui-même qui agit à travers les rois de Perse qui se succèdent, que c’est lui qui est la source du bien de son peuple, que c’est sa main qui garde les siens.

C’est sur cette action, discrète, presqu’invisible, qu’Esdras met l’action dans son récit, dans cette formidable espérance qui pousse tous ces gens à s’engager sur un nouveau chemin de vie, dans la main de Dieu. Cette image de la main de Dieu a résonné pour moi très fort avec les œuvres de Louise Bourgeois, dont je vous ai choisi un exemple pour illustrer le feuillet de ce matin : des mains humaines, qui disent l’accueil, la bienveillance, la tendresse, le réconfort, le soutien. L’image de la main de Dieu me renvoie à cela. Elles écartent certes un bout du danger, mais surtout, surtout, elles restent présentes quoi qu’il arrive, nourrissant l’élan d’avancer encore, d’espérer contre toute espérance, d’aimer, quand seule la haine ou la résignation semblent possibles.

Esdras nous invite à répondre au conseiller de Tanouekamani : tu n’as pas regardé au bon moment, ni au bon endroit, c’est pour cela que tu n’as pas vu l’action des dieux. Ou plutôt, de Dieu, ce Dieu qui est le Dieu d’Israël, le Dieu d’Esdras, votre Dieu et mon Dieu. Ce Dieu dont la main nous enveloppe de tendresse, nous guide sur le chemin, et nous transmet confiance et amour pour avancer dans nos vies.

Amen

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