No Video Files Selected.
10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

Ouvrir la Bible, c’est entrer dans une grande conversation. Ouvrir un livre de la Bible, c’est déjà entrer dans une grande conversation. Vous l’avez entendu, dans le livre d’Esaïe, il y a en fait trois Esaïe, trois ensembles de prophéties qui datent d’époques différentes, étalées sur en tout cas 200 ans. Quand vous lisez ou écoutez le livre d’Esaïe, vous entrez donc en conversation avec non pas un mais trois Esaïe, qui sont déjà en conversation entre eux.

Et en fait, c’est même encore un peu plus complexe. Ou, pour le dire autrement, il y a encore plus de monde que ça dans cette conversation : les paroles du premier Esaïe ont été mises par écrit, puis recopiées à différentes époques. Et en recopiant on commente, ou on ajoute un élément pour faciliter la lecture, ou on explique quelque chose qui, le temps ayant passé, est devenu un peu obscur. On fait de même avec le deuxième, puis avec le troisième, puis on met ces trois ensembles dans un même recueil et à nouveau on modifie un peu le texte, ici ou là, pour que le tout tienne ensemble, on commente, on explique. Impossible de dire combien de personnes ont participé ainsi à ce processus de rédaction qui s’est étendu sur des dizaines, et même des centaines d’années.

Quand vous ouvrez le livre d’Esaïe, vous entrez donc en conversation avec sans doute quelques dizaines de personnes. On peut trouver cela décevant : ce n’est donc qu’une production humaine ? On peut trouver ça déstabilisant ou effrayant pour la foi : comment identifier le noyau dur, la véritable Parole de Dieu ? On peut aussi, et c’est ce que je vous propose, s’en réjouir : oui les récits bibliques sont des productions humaines, repris plusieurs fois par les générations successives. Et c’est une bonne nouvelle à plusieurs titres : d’abord parce que cela nous montre le chemin d’une appropriation généreuse du chemin de nos ancêtres dans la foi.  non pas en idolâtrant une suite de lettres et de mots, non pas en balayant d’un revers de main ce qui a été vécu au motif que c’est dépassé, mais en le reprenant pour y chercher ce qui fait sens pour nous aujourd’hui.

C’est aussi une bonne nouvelle parce que la Parole de Dieu n’est pas à dégager au scalpel de la parole humaine : elle vient s’y incarner, y prendre chair, mais seulement quand on part à sa rencontre. C’est dans le travail de lecture, d’écoute et d’interprétation que la Parole peut se faire jour. Si la Bible reste dans une étagère de bibliothèque sans personne pour l’ouvrir, ou même ouverte sur une table dans une église, mais sans personne qui la lise vraiment, alors elle n’est pas Parole de Dieu. C’est seulement quand nous l’ouvrons, quand nous la lisons avec tout ce qui nous fait nous, nos questions, nos certitudes, nos doutes, nos failles, nos forces, notre histoire, nos élans, nos réticences… que de cette rencontre peut jaillir quelque chose de nouveau : une Parole de Dieu pour nous !

Dans la conversation qui s’est engagée entre les trois Esaïe, à laquelle nous sommes invité.es à prendre part, la question de la présence de Dieu dans l’expérience du mal est centrale. Où est Dieu quand votre pays s’égare dans des compromis qui ressemblant fort à des compromissions ? demande le premier Esaïe. Où est Dieu quand votre pays a perdu la guerre et que vous êtes exilé, de gré ou de force ? demande le deuxième Esaïe. Où est Dieu quand vous rentrez dans votre pays mais que rien ne se passe comme vous l’attendiez, quand vous allez de désillusion en désillusion ? demande le troisième Esaïe.

Nous venons chacun, chacune dans cette conversation avec notre version de cette question : où est Dieu quand le mal frappe ? Où est Dieu quand votre enfant tombe malade ou vit avec un lourd handicap ? Où est-il quand vous ou un.e de vos proches se débat dans le gouffre de la dépression ? Où est-il quand vous souffrez le martyre sans soulagement possible ? Où est-il quand votre conjoint meurt et que votre vie perd sa saveur ? Où est-il quand la colère vous submerge, ravageant toutes vos bonnes intentions sur son passage, et vous pousse à faire du mal à celles et ceux que vous aimez ? En entrant dans la conversation, nous sommes invité.es à écouter les réponses proposées et à chercher la nôtre. Peut-être pas la réponse absolue, mais la réponse qui, ici et maintenant, peut nous aider face au mal tel qu’il se présente dans notre vie.

Une première réponse, qu’on trouve en filigrane dans le récit de vocation du premier Esaïe, affirme que l’humain est trop limité pour comprendre ce que sont vraiment le bien et le mal. La vision du temple magnifique, majestueux, de la cour céleste et l’affirmation des anges « Saint, saint, Saint est l’Eternel.le » mettent ainsi l’accent sur la distance qui nous sépare de Dieu. Il est donc normal que certaines choses nous échappent, que nous ne comprenons pas complètement ce qui nous arrive. Et que parfois ce que nous appelons mal soit en fait un bien. Dans ce cas, à la question : où est Dieu dans l’expérience du mal, on répondrait qu’il en est à l’origine mais que ce n’est pas un mal quand on le regarde du point de vue omniscient de Dieu.

Une autre réponse, toujours implicite dans ce récit, est que l’être humain est mauvais. Esaïe se sent indigne d’être là, près de Dieu, trop petit, trop faible, lourd soudain de ses erreurs et de ses fautes. Il faut noter pourtant que cette réponse est aussitôt tempérée par le fait que c’est Esaïe qui se juge indigne, pas Dieu qui le dit tel. Dieu accueille Esaïe et l’estime digne de parler en son nom. Par contre, il doit pour cela rendre pure sa bouche. Ce qui est impur dans la Bible, c’est ce qui est mélangé, ce qui n’est pas unifié. Dire qu’Esaïe a besoin d’être purifié c’est dire qu’il est non pas mauvais, mais porteur d’une part de chaos. Ici Dieu est présent plutôt comme révélateur de la part de chaos dans l’humain et comme guérisseur de cette part.

Une troisième réponse à la question se trouve dans cette étrange vision de la vigne abandonnée par Dieu, puis ravagée parce qu’abandonnée. Ici Dieu est à l’origine du mal qui a une visée punitive. Cette vision d’une simplicité redoutable a un énorme point fort : elle permet de sortir de l’impuissance face au mal : si Dieu envoie le mal pour nous punir, alors il suffit d’arrêter de fauter et le mal s’arrêtera. Mais elle pose un problème majeur : elle fait de Dieu un Dieu injuste et méchant. En effet, si on prend la situation qui est celle du premier Esaïe, la menace d’une guerre qui conduit à la destruction, dire que Dieu punit ainsi son peuple, c’est dire qu’il accepte que des hommes, des femmes, des enfants soient tués, déplacés, violentés, que des innocents souffrent. Et ça, vraiment, ce n’est pas le Dieu qu’est venu manifester Jésus Christ.

En fait, quand on cherche les raisons du mal, on s’engouffre vite dans une impasse. Ce n’est pas que la démarche est inutile : il est utile de comprendre pourquoi tout à coup une douleur survient, pour la faire cesser, c’est pour ça que le médecin vous demande vos antécédents, votre mode de vie, vos symptômes. Mais si on ne trouve pas de pourquoi, peut-être faut-il tourner son regard ailleurs.

C’est une quatrième réponse à la question où est Dieu ? On la trouve dans ce magnifique verset : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. » Ici on ne se demande plus quelle est la cause des ténèbres, ni si Dieu est tout ou partie de cette cause. On constate qu’une lumière est présente dans les ténèbres, sans plus de cause ou d’explication.

Une autre image pour dire cette présence étonnante et paradoxale de Dieu dans l’expérience du mal, c’est celle de la naissance d’un enfant, que les trois Esaïe utilisent. Cette image d’un enfant nouveau-né vient briser la tentation d’attribuer à  Dieu l’origine du mal : l’enfant tout-petit aime inconditionnellement ses parents, même s’ils sont maltraitants, il ne les punit pas, il ne les menace pas. Elle vient aussi dire la manière dont se manifeste la puissance de Dieu : l’enfant tout petit ne vient pas résoudre un problème, mais son arrivée révèle des énergies insoupçonnées, ré-oriente radicalement la manière de voir le monde, de comprendre la vie, de choisir ses priorités.

Le deuxième Esaïe annonce en plus que cet enfant sera maltraité, rejeté. On appelle ces passages les prophéties du serviteur souffrant : le mal n’y est pas effacé, mais assumé par le serviteur souffrant. Pas d’escalade de la violence, pas de punition. Ces prophéties ont aidé les premiers chrétiens à donner sens à la vie et à la mort de Jésus de Nazareth, et aussi à sa résurrection.

Le troisième Esaïe, lui, a repris cette image de l’enfant en ajoutant qu’il est porteur d’une paix impossible à vues humaines, nous indiquant ainsi que Dieu ouvre des chemins inattendus de réconciliation même quand le mal a blessé profondément.

Dans toutes ces images, Dieu n’est pas celui qui envoie la souffrance, mais celui qui peut aider à y survivre, et même plus : à vivre pleinement après une souffrance. Le Dieu biblique est celui des nouveaux commencements, d’une création qui se poursuit, en nous et autour de nous. Il est aussi celui qui appelle les êtres humains à prendre part à son action de création. Par exemple en devenant prophète ou prophétesse, comme Esaïe, en se mettant à l’écoute de Dieu pour discerner dans le présent les possibles et choisir avec lui ceux qui sont gros de la promesse de vie. Ou en plantant un pommier, même si la fin du monde est annoncée pour demain, comme l’aurait dit Luther. A garder confiance et espérance dans ce Dieu qui n’est pas encore tout-puissant mais suffisamment puissant pour que le vendredi Saint débouche sur la joie de Pâques.

Et quand la confiance et l’espérance nous sont impossible, rejetons toute culpabilité : si nous désespérons, si nous perdons confiance, Dieu espère et fait confiance en nous. Et quand cela non plus n’est pas suffisant, quand le mal semble gagner, il garde en son sein, en son cœur, le meilleur de chaque être qui est passé de l’autre côté de cette vie que nous connaissons. Comme le dit Esaïe, le troisième, « même si les montagnes s’éloignaient, même si les collines chancelaient, mon amour pour toi ne faiblira pas. Car je t’aime, d’un amour éternel. » Paul dit la même chose un peu différemment : « Oui, j’en suis sûr, rien ne pourra nous séparer de l’amour que Dieu nous a manifesté en Christ : ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les esprits, ni le présent ni l’avenir, ni les détenteurs de pouvoir, ni les forces d’en haut ni celles d’en bas, aucune créature. Non, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu. »

Cookies

This website uses cookies. By continuing to browse the site you are agreeing to our use of cookies. Find out more