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10:00| | Prédications | Emmanuel Rolland

"Le gérant habile"

Audio culte du 22 septembre 2019

Le gérant habile (Luc 16, 1-13 et Amos 8, 4-7)

 

A la fin du printemps, nous étions quelques-uns réunis autour d’Eric Fuchs, professeur honoraire de la faculté de Théologie de Genève, pour un séminaire d’éthique et le voici qui, à notre grande surprise, choisit de conclure ces quelques jours passés ensemble par la parabole que vous venez d’entendre et qui n’aura pas manqué de vous surprendre. En tout cas, dans notre petit groupe, elle a scandalisé le plus grand nombre : comment Jésus, que l’on identifie toujours au maitre de morale par excellence, peut-il citer en exemple d’intelligence et d’habileté le coup tordu d’un bon à rien, d’un parasite notoire qui dilapide des biens qui ne lui appartiennent même pas et qui, ne sachant rien faire de ses dix doigts se rend coupable de deux délits qui portent un nom dans le droit pénal : l’abus de bien sociaux et le faux et le faux et usage de faux ?  C’est le monde à l’envers. Et je dois dire que même Eric Fuchs, du haut de son expérience et de son autorité a eu bien du mal à le remettre à l’endroit.

Puisqu’il est offert ce matin à notre réflexion, c’est l’occasion d’y revenir sous le regard vigileant de mon vieux maître, alors que les plus grands commentateurs de l’Evangile, mon ami Louis Pernot en tête, jugent que cette parabole est l’une des plus difficiles à comprendre de l’Evangile. Nous avancerons donc avec prudence et humilité.

Quand on est désemparé, il faut toujours prendre un peu de hauteur ou de recul pour élargir la perspective. Ça dégage toujours des pistes. On voit mieux les sentiers dans le paysage.

Ce faisant, on s’aperçoit vite que la parabole du gérant habile fait partie de celles que l’on ne trouve que dans l’Evangile de Luc, comme la parabole du Fils prodigue qui la précède et la parabole du riche et de Lazare qui la suit. C’est tout un pan de l’Évangile de Luc totalement absent des autres évangiles. 3 paraboles uniques qui, lues ensemble, forment une espèce de triptyque et qui parlent toutes dans une certaine mesure notre rapport à l’argent.

Vous avez à gauche, la parabole du Fils prodigue où vous voyez un fils qui dilapide son héritage. Quand il a tout dépensé en fêtes, en vins et en prostituées, il est condamné à rentrer à la maison, certain que désormais, le seul avenir qui s’offre à lui, ce sera de nourrir les cochons chez son père. Or, son père l’accueille par une fête immense parce que ce que le Père voit ce n’est pas l’échec de son fils, ni l’héritage dilapidé, mais son retour. Il ne lui fait pas payer la perte de son héritage ; il le félicite d’être rentré. Il ferme les yeux sur l’argent perdu pour les ouvrir sur ce que seul compte : son fils retrouvé. il était infiniment plus grave de perdre son fils que son argent. A gauche, donc la parabole du fils prodigue et à droite,la parabole du riche et de Lazare. On y voit un riche tout surpris de rotir en enfer.

Pour quel motif ? Écoutez-bien, ça va vite ; c’est un drame en trois actes, qui tiennent en 3 phrases : « Acte I Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de linge fin et faisait chaque jour de brillants festins. Acte II : Un pauvre du nom de Lazare, gisait couvert d’ulcère au porche de sa maison. Acte III : Lazare aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche mais c’étaient plutôt les chiens qui venaient lêcher ses ulcères »

« Lazare aurait bien voulu… » Toute la condamnation du riche tient dans ce conditionnel passé. « Il aurait bien voulu » que le riche calme sa faim, mais les chiens lui montraient plus d’affection que l’homme riche qui dépensait son argent en vêtements somptueux et en mets délicats. Ce qui ne lui est pas du tout reproché ! Le riche ne sera pas du tout condamné pour les grandes fêtes qu’il aura organisées, ni parce qu’il préférait la soie au coton, mais parce qu’il n’aura pas vu qu’au pied de sa porte, devant chez lui, sur son seuil, quelqu’un aurait aimé non pas une place à table mais juste recevoir les miettes du festin.

Donc à gauche le fils prodigue, à droite l’homme riche et Lazare et au centre, vous avez cette parabole de l’intendant habile qui défie aujourd’hui notre entendement.

Résumons : Un homme riche, entend que son « oikonomos » littéralement celui qui fixe les règles dans la maison « oikos »/ « nomos » = « l’économe », « l’intendant », ou le « gérant » « dilapide » ses biens. « Dilapider », c’est exactement le même mot qui est employé dans la parabole du fils prodigue quand on dit que le fils « dilapide » l’héritage de son père. Colère du maître qui lui demande de « rendre compte de sa gestion » et le licencie pour faute grave.

L’intendant fait alors l’inventaire de tout ce qu’il sait faire et comme toujours dans ces cas-là, il voit tout ce qu’il ne sait pas faire ; tout ce qu’il ne se voit pas du tout faire : bêcher, il ne peut pas ; mendier, il ne veut pas. Il ne lui reste plus qu’à faire ce qu’il sait faire de mieux et qu’il a toujours fait toute sa vie avec une prodigalité royale : dilapider encore un peu plus. Dépouiller encore un peu plus son maître, mais cette fois-ci avec un objectif clair : Acheter des amis, pour être accueilli, le jour où il aura été mis à la porte, dans leur maison. Il remet les dettes. Plus exactement, il les réduit. A l’abus de biens sociaux, il ajoute donc ici le faux en écriture et usage de faux. C’est écrit 100 ? Écris 50 ! C’est écrit 100 ? note 80 ! Le tour est joué et le maître… salue le coup de maître !

Il reconnaît que ce que fait l’intendant, est « injuste » ; pas conforme au droit, mais ce n’est pas cette injustice dont il fait l’éloge ; ce dont il fait l’éloge c’est que son intendant a réussi à retourner la situation en prenant une bonne décision ; une décision astucieuse, habile. Il aurait pu décider de faire rendre gorge aux débiteurs de son maître pour se faire bien voir de lui, pour retrouver sa confiance en étranglant ses débiteurs ; il fait l’inverse : il dessere l’éteau, il remet une partie des dettes ; avec l’argent de son maître, il se fait des amis.

Et Jésus aimerait bien que ses disciples fassent preuve d’autant d’esprit, d’autant d’habileté ; d’autant d’imagination dans l’usage des biens de ce monde. Il va même ajouter un nouveau commandement à tous les autres, exactement comme il l’a fait dans le Sermon sur la montagne, avec cette même formule qui n’appartient qu’à lui  : « Et moi je vous dis ! Et moi je vous dis, faites-vous des amis avec les richesses ambiguës de ce monde, afin qu’au moment où elles n’existeront plus, vous soyez reçu dans les demeures éternelles ». Ce qui montre bien qu’il est tout à fait possible quand on est riche d’être « reçu dans les demeures éternelles », comme le dit Jésus ; d’aller au paradis, comme on dit plus prosaïquement. Et donc, que ce n’est vraiment pas pour ses richesses que l’homme riche, dans la parabole du riche et de Lazare a été condamné, mais bien parce qu’il n’a pas utilisé sa richesse pour ce à quoi elle aurait été vraiment utile. Je précise que l’enfer et le paradis, c’est bien sûr une manière de parler. Cela ne désigne en aucun cas un lieu géographique ; c’est un lieu spirituel, une géographie spirituelle bien réelle qui n’a absolument pas besoin d’avoir une matérialité physique.

Donc, le maître fait l’éloge de l’habileté de son économe mais nous, nous restons désemparé parce que un problème demeure, c’est que le gestionnaire fait cela avec des biens qui ne lui appartiennent pas ; il abuse ; il usurpe et évidemment, si je suis parfaitement libre de faire ce que je veux de ma richesse, je ne suis pas sûr que je serais heureux que quelqu’un se permette de décider à ma place ce qu’il est bon de donner ou pas. J’entends rester maître de mon portefeuille et de mes actions et si je les confie à quelqu’un, c’est pour qu’il les multiplie, pas pour qu’il les divise.

Si nous pensons ainsi, c’est que nous sommes peut-être tombés dans le piège que Jésus nous a tendu avec une habileté diabolique – pardonnez-moi l’expression. Le piège, c’est de nous identifier au maître volé, dont on a tendance à se mettre à la place, naturellement. Je ne sais pas pourquoi, il faudrait demander à un psychanalyste mais nous nous identifions à tous les coups au maître spolié et c’est la raison pour laquelle cette parabole nous reste en travers de la gorge. Si on s’identifiait à ces braves gens à qui on remet les dettes, on trouverait notre intendant super avisé.

Quand Jésus raconte des paraboles, et qu’il parle d’un maître et de son « oikonomos », d’un père et de son fils ou de ses fils, d’un semeur et de son champ, bien sûr, on peut toujours s’identifier au maître de maison plutôt qu’à l’économe, au père plutôt qu’aux fils, au semeur plutôt qu’au champ, mais on peut aussi se mettre dans la peau des fils, l’ainé ou le cadet, on peut aussi se mettre dans la peau du champ qui reçoit les graines plutôt que dans celle du semeur, et là, là, on peut aussi se mettre dans la peau de l’économe. Ce ne serait pas si bête. Et théologiquement, ça se défend n’est-ce pas ?

N’est-ce pas ce que nous sommes, depuis Adam et Eve, des intendants, des « oikonomos », des gestionnaires de richesses qui ne sont pas tout à fait à nous ; dont nous ne sommes pas tout à fait les maîtres, quel qu’ait été notre travail, très réel et trrès nécessaire pour les produire ?

Ne sommes-nous pas au cœur de cette crétion des créatures plutôt que des créateurs, des hôtes plutôt que des propriétaires, des humains plutôt que des petits dieux et des enfants plutôt que des petits pères ?

Ne sommes-nous pas, surtout nous, je veux dire vous et moi les européens de notre âge et de notre condition sociale, ne sommes-nous pas au fond l’image même de cet intendant si sympathique mais tellement, tellement dispendieux, dispendieux, à un point tel que nos enfants sont maintenant dans les rues de nos villes pour nous faire la leçon comme quoi, on aurait trop dépensé, trop dilapidé et les voici qui décident eux de se mettre au régime et par conséquent de nous mettre au régime. Fini la côte de bœuf ! Il ne reste plus que les frites et la salade…et encore, les frites, c’est plein d’huile de palme, alors on garde la salade et on va tous manger comme des lapins. On a eu tant de plaisirs à silloner les airs à la découverte de nouveaux horizons ; c’est fini la belle vie ! Au vélo et que ça saute !! Ne sommes-nous pas l’archétype de cet intendant sommé de rendre des comptes sur ce qu’il fait des biens du Maître ? Ne sommes-nous pas comme lui à J-1 avant le licenciement pour abus de bien de toute nature et de tout type ?

Jésus ne parle pas comme ça, bien sûr !!! Il ne fait pas partie de ces gens qui nous font la morale sur les estrades publiques ou du haut d’une chaire et nous font une liste de reproches longues comme un jour sans pain alors que du pain, au moins, ils en ont, nos enfants, ce qui n’est pas mal, quand même, qu’ici, tout le monde puisse décider de manger moins puisqu’il y a tant à manger, mais non, Jésus ne nous fait pas la morale, jamais ; en lieu et place, il nous raconte des histoires qui nous mettent devant nos responsabilités sans nous culpabiliser et qui, la plupart du temps, se finissent toujours bien. L’intendant qui a abusé trouve, à la dernière minute, alors qu’il a écoulé son temps et son crédit, une issue favorable en faisant la seule chose intelligente qu’il puisse faire quand on ne peut plus rien faire pour soi : faire pour les autres. On gagne là, à tous les coups. On ne peut jamais se tromper. Il réduit les dettes, une partie. On pousse des cris d’orfraie !! Comment peut-il se permettre ?? De quoi se mêle-t-il ? Mais Jésus n’est-il pas celui qui a remis non pas seulement une partie mais toutes nos dettes ? N’est-il pas celui qui a mis tous les compteurs à zéro ? Comme ça, libéralement, dans un geste de pure grâce libérale et prodigue ? Ne soyons pas si coincés quand il est question de générosité et de miséricorde. Après tout, avec la beauté et la bonté, c’est bien ce qui, nous sauvant, sauvera le monde.

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