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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

Je suis le pain de vie
- Jean 6, 35

Lorsque j’ai pour la première fois rendu visite à ma grand-mère après son entrée en EMS, elle pleurait. Elle venait d’apprendre la mort de son chat, compagnon de ses journées qu’elle avait du abandonner pour s’installer dans ce nouveau lieu de vie. Elle pleurait sa culpabilité de l’avoir abandonné, la tristesse de le perdre, la tristesse d’être là, loin de sa maison, dans cet endroit qu’elle n’avait pas choisi. Et sans doute bien d’autres choses encore. C’était la première fois que je la voyais pleurer. Je me suis sentie démunie, impuissante, un peu coupable aussi, de l’avoir laissée entrer là. J’aurais voulu avoir une baguette magique pour lui rendre son chat, sa maison, sa santé. Ou au moins, j’aurais aimé qu’un Dieu tout-puissant lui rende tout cela.

Au lieu de ça, je me suis assise à côté d’elle, je lui ai pris la main, j’ai attendu que ses larmes cessent, je lui ai essuyé les joues, je lui ai dit que c’était bien normal de pleurer, et que je l’aimais. Et puis nous avons partagé le chocolat genevois qu’elle aimait tant et que je lui apportais aussi souvent que possible. Nous avons parlé, de tout et de rien, partagé des souvenirs.

Ce jour-là, je me suis sentie impuissante, mais l’ai-je été ? Dieu l’a-t-il été ? Je ne crois pas.

Ne pas être tout-puissant, ce n’est pas être impuissant. Le Dieu biblique n’est pas tout-puissant. Ou plutôt, il ne l’est pas encore : les textes qui évoquent la toute-puissance de Dieu sont ceux qui parlent de la fin des temps. En revanche, Dieu dispose dès maintenant d’une immense puissance, mais une puissance parfois déroutante, bien loin de nos représentations. C’est si dérangeant, que la plupart de nos bibles traduisent l’hébreu El-Shaddaï par Dieu tout-puissant, alors que Shaddaï désigne les seins maternels et qu’on pourrait donc traduire par Dieu maternant, ou Dieu nourrissant, ou Dieu aimant. La puissance de Dieu telle qu’on la voit à l’oeuvre dans la Bible est une puissance de vie qui, à chaque instant, lutte contre les forces du chaos et du non-être, tisse des relations, nourrit la vie pour qu’elle grandisse, fleurisse et fructifie. C’est de cette puissance-là dont parle Jésus dans ce discours.

Au moment où il s’exprime, Jésus vient de faire une démonstration de puissance extraordinaire : s’inquiétant du bien-être de la foule nombreuse qui l’avait suivi pour l’écouter, il l’a nourrie à partir de 5 pains d’orges et de 2 poissons offert par un jeune garçon. En faisant cela, Jésus montre que nos besoins matériels ne sont pas insignifiants ni méprisables : oui, il est important d’avoir assez à manger, important de prendre soin de nos besoins corporels.

Mais il ne veut pas être mal compris : ce qu’il est venu apporter à l’humanité, c’est autre chose que du pain de farine et du poisson fraîchement pêché. Mais quoi ? Une façon d’interpréter ce miracle de la multiplication des pains, c’est de dire qu’au moment où Jésus fait asseoir la foule et demande comment la nourrir, les gens se regardent, voient à quel point ils sont nombreux, et se gardent bien de sortir ce qu’ils ont apporté avec eux : ils pensent savoir qu’il n’y a pas assez. Ils ont peur de manquer, et préfèrent garder ce qu’ils ont pour eux, plutôt que de le mettre à disposition de tous. Mais une fois que ce jeune garçon, encouragé par la confiance de Jésus, a fait le premier mouvement d’offrir ce qu’il a, la confiance se répand et les pains et les poissons se multiplient.

Est-ce diminuer le miracle que de l’interpréter de cette façon ? Je ne crois pas : inspirer aux êtres humains la confiance, la force de se détourner de leurs besoins immédiats pour regarder les autres, l’envie de partager, ce n’est pas une petite puissance ! C’est une puissance immense, une puissance de vie qui vient nourrir l’élan de vie et d’humanité de chacun dans la foule, ce qui permet que chaque personne soit nourrie très concrètement de bon pain et de poisson.

Après cet épisode en tout cas, Jésus prononce les paroles que nous avons entendues pour clarifier ce qu’il est venu apporter. Comme toujours, il prend ses interlocuteurs là où ils sont : ils cherchent du pain, il leur parle de pain. Il les prend là où ils sont, mais pour les déplacer aussitôt. Ce qu’il est venu apporter ce n’est pas le pain de farine et le poisson tiré du lac, mais lui-même, qui est nourriture et boisson pour notre être.

Ce sont des paroles d’abord un peu étranges « je suis le pain de vie », « quiconque croit en moi aura la vie éternelle », puis des paroles franchement dérangeantes : « ma chair est vraie nourriture et mon sang vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang vivra éternellement ». Cela nous choque, nous renvoyant à des images de cannibalisme ou de vampirisme. Cela choquait peut-être plus encore les interlocuteurs de Jésus, car l’interdit de consommer du sang était un interdit très fort : si l’on mange de la viande, c’est de la viande vidée de son sang, pour respecter l’interdit donné à Noé. Jésus sait très bien qu’il choque en disant cela ; il ne le fait pas pour le plaisir faire de la provoc’, mais pour insister sur ce qu’il est venu apporter : si l’on s’abstient de sang, c’est pour ne pas s’approprier entièrement l’être de ce qu’on mange, sa force de vie. Or ce que Jésus nous offre, c’est justement son être et sa force de vie. Il le souligne avec cette injonction de boire son sang.

Jésus essaie de bousculer la représentation dans laquelle la foule est en train de l’enfermer, celle de pourvoyeur de tout bien, de boulanger magicien ; il essaie de faire éclater cette étiquette limitative, de pousser à la réflexion.

Alors réfléchissons.

D’abord quel est le problème avec l’image de pourvoyeur magicien que la foule est en train de plaquer sur Jésus ? Réduire Jésus à cette multiplication des pains, ce serait réduire son importance et son rôle à ce qu’il a fait pour une poignée de l’humanité ce jour-là, il y a 2000 ans. Non pas que cela ne soit pas important, mais nourrir une foule, donner du pain et du poisson, d’autres peuvent le faire, en tout temps et en tous lieux. Cela relève de notre responsabilité d’hommes et de femmes que de prendre soin les uns des autres.

Par contre, Jésus est venu pour laisser des gestes, des enseignements, qui inspirent nos vies et les rendent fécondes, pour nous permettre de grandir et d’avancer, bien plus loin dans le temps et dans l’espace que les personnes rencontrées par Jésus de Nazareth. La parole et les gestes de Jésus nous interpellent, nous font avancer. Son enthousiasme, sa liberté, sa confiance en Dieu et son amour indéfectible pour nous nous libèrent de nos peurs et nous rendent capables d’amour et de confiance.

C’est cela que vient nous dire l’image du pain de vie : comme le pain de farine est l’aliment de base, simple et bon, qui fournit de l’énergie au corps, Jésus vient fournir de l’énergie à ce qu’il y a de vivant en nous. La maxime « nous sommes ce que nous mangeons » se vérifie aussi à propos du pain de vie qu’est Jésus. Les gestes, les paroles, la présence de Jésus ont nourri et nourrissent encore l’élan de vie de tant et tant de personnes à travers le monde, et petit à petit les transforment. C’est de cette puissance de transformation que témoignent les disciples après Pâques : petit groupe d’hommes et de femmes déçus, apeurés, divisés, qui relèvent la tête et annoncent avec joie, conviction, enthousiasme, liberté et assurance que la vie de Jésus est toujours présente à leurs côtés, agissante en eux. C’est pour nous exposer à cette puissance de transformation que nous sommes rassemblés encore aujourd’hui, que tant d’autres partout dans le monde sont aussi rassemblés, pour écouter, prier et réfléchir ensemble.

Comme le bon pain de farine, le pain qu’est Jésus Christ se partage. Cette puissance de vie et de transformation doit être partagée, transmise pour que d’autres relèvent la tête, pour que d’autres se sachent aimés, pour que d’autres se sachent reliés. C’est ainsi que les Evangiles ont été écrits : pour témoigner et transmettre. C’est ainsi que des hommes et des femmes, hier comme aujourd’hui et comme demain, se sont levés pour raconter, pour partager, cet élan de vie retrouvé.

Comme le bon pain, les paroles de Jésus sont à manger et à distribuer jour après jour : le bon pain ne se garde pas longtemps, sinon il rassit, et il faut en prendre un peu chaque jour, sous peine de mourir de faim. C’est pourquoi il est bon, chacun à son rythme, de lire la Bible, de prier, de venir au culte, de partager le pain et le vin de la Cène : pour nourrir ce qu’il y a de plus vivant en nous.

Le pain de vie qu’est Jésus, c’est la vie même qui vient toucher et nourrir en nous la vie qui nous traverse. Cela ne se fait pas forcément sans résistance ni difficulté : il y a en nous des blessures qui font mal, des peurs bien ancrées, des forces mortifères qui peuvent nous pousser, comme certaines personnes de la foule, à nous méfier de Jésus ou à l’enfermer dans une seule représentation. Une part de nous voudrait dire oui, comme ce jeune garçon qui offre ses pains et ses poissons. Une autre part refuse absolument, n’étant sûre de rien. Il arrive que cette part prenne le dessus, comme chez les interlocuteurs de Jésus. A cette part en particulier jésus offre son « Je suis le pain de vie ». Ce « je suis », c’est le « je suis » divin, le nom que Dieu offre à Moïse. Un nom qui dit l’être qui déborde toutes nos peurs, tous nos divisions tous nos enfermements. « Je suis le pain de vie, toujours à nouveau offert ».

Nous cherchons des signes de puissance spectaculaires, qui règlent nos problèmes et nos soucis immédiatement. Nous avons la puissance de l’amour qui donne la vie, qui nourrit cette vie, qui fait grandir. Nous avons Jésus, son enseignement. Nous avons le témoignage de celles et ceux dont la vie a été nourrie et transformée par lui. Nous avons le pain et le vin que nous partagerons tout à l’heure, qui nous donnent à sentir, goûter – autrement qu’avec notre intellect – cette puissance de Dieu dans notre vie, dans notre être. Tout cela nous donne la force de voir la vie d’un autre regard, d’un autre cœur, d’un autre amour, d’être un peu transformés un peu plus à l’image de Dieu. C’est un cadeau qui nous est offert pour que notre vie soit nourrie de la sienne, de sa liberté, de son regard, de sa confiance, pour que nous devenions chaque jour un peu plus des personnes libres et responsables, avec du cœur et de l’intelligence, de la bienveillance, du souci des autres, pour que nous ayons la vie éternelle.

Ce jour-là, avec ma grand-mère, il n’y a pas eu de démonstration de puissance spectaculaire. Il ne s’est presque rien passé. Et pourtant… pourtant quand je l’ai quittée, elle souriait et moi aussi, et nous avions expérimenté une connexion bien plus forte que ce que nous connaissions. C’était bien plus que je n’espérais en entrant dans sa chambre ! Une puissance de vie était à l’œuvre auprès de nous, entre nous, et en nous, une puissance de vie qui nous a relevées toutes les deux : elle de sa tristesse et de son besoin de garder la face, moi de l’image que je m’étais faite d’elle et de notre relation. Le pain de vie était là… peut-être sous les espèces du chocolat genevois ?

En Jésus Christ, Dieu s’est révélé comme présence possible en chaque vie. Il a révélé une puissance inattendue qui s’accomplit parfois sous les dehors de la faiblesse. Non, Dieu n’est pas tout-puissant, il est puissance d’amour et cet amour nous offre liberté, sens et responsabilité.

Amen

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