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10:00| | Prédications | Sandrine Landeau

Galil Sungo, malien, 23 ans. Traouri Benjabo, malienne, 41 ans. Ibrahim Ngolo Khalil Koloba, malien, âge inconnu. Sékou, sénégalais, 23 ans. Mamadou Ba, guinéen, âge inconnu. Amaneal, éthiopien, 33 ans. Hala Mushin Sawan, syrienne, 9 ans. Ali Rheza, afgan, 18 ans. Mahir Mete Kul, turc, 22 ans. Ons Zaouali, tunisienne, 26 ans. Hanen Saidi, tunisienne, 26 ans. Fatima, tunisienne, 26 ans. En tant d’autres, femmes et hommes, enfants, adultes, personnes âgées dont nous ne savons pas les noms, que nous ne pouvons pas nommer.

Leurs noms, et bien d’autres, ont été prononcés hier lors de l’action : « les nommer par leur nom ». Si vous êtes passés au bout du quai Wilson, peut-être avez-vous entendu quelques-uns de ces noms, prononcés pour redonner une consistance humaine, une dignité, aux oublié.es, aux disparu.es. Aujourd’hui, les paroisses protestantes et catholiques sont invité.es à lire des extraits de la longue liste des mort.es et disparu.es aux portes de l’Europe.

Car pour toutes ces personnes nommées aujourd’hui et hier – qui ne sont qu’une partie des personnes réfugiées et déplacées dans le monde – la mer ne s’est pas ouverte. Elle s’est refermée sur eux, les a submergé.es et englouti.es alors qu’ils et elles tentaient de venir vivre en Europe, là où ils et elles espéraient pouvoir aller et venir en sécurité, travailler et pouvoir nourrir leur famille, être soigné.es. Mais la mer ne s’est pas ouverte, les gardes côtes ont tiré, le bateau a chaviré, le véhicule a eu un accident. Ils sont morts. Elles sont mortes. Loin des leurs, loin de tout secours. Ils et elles n’ont parfois même plus de nom, personne ne garde la mémoire de leurs derniers instants, de leur dernier bout de chemin. A leur point de départ, leur famille ne sait pas ce qui leur est advenu.

Comment notre monde peut-il en arriver là ? Comment des hommes et des femmes peuvent-ils en être réduits à préférer donner toutes leurs économies et prendre de tels risques pour leur vie et celle de leurs proches, de très jeunes enfants parfois, pour traverser la Méditerranée plutôt que de rester là-bas ? Et comment croire en un Dieu qui laisse s’installer une détresse pareille, qui permet de tels drames ?

Ces personnes qui fuient leur pays sont dans une situation similaire à ce que le livre de l’Exode nous dit de la situation du peuple d’Israël en Egypte, une situation devenue intenable de violence, d’injustice et de misère. Elles ont pris la route comme le peuple d’Israël, mais Dieu n’a pas guidé leur chemin, et la mer s’est refermée sur elles comme elle s’est refermée sur les Egyptiens. Dieu s’est-il absenté du monde ?

« Il y a seulement une occasion où je ne sais plus rien de cette certitude [que Dieu est tout amour]. C’est le contact avec le malheur d’autrui. (…) Ce contact me fait si atrocement mal, me déchire tellement l’âme de part en part, que l’amour de Dieu m’en devient quelque temps presque impossible. Il s’en faut de bien peu que je ne dise impossible. » (Simone Weil)

Ecartons d’abord un malentendu : le récit d’Exode 14 n’est évidemment pas un récit historique. Les travaux des historiens ne permettent pas de retrouver la trace d’un exode massif d’une population d’esclaves hors d’Egypte, et encore moins d’un miracle tel qu’il est raconté ici. Tout au plus peut-on dire qu’au moment où le peuple d’Israël se constitue par assemblage de clans voisins sur les territoires de ce qui deviendra le royaume d’Israël, on garde la mémoire qu’un groupe de personne est arrivé depuis l’Egypte, fuyant l’esclavage, et que cette fuite a été vécue comme une délivrance opérée par Dieu. A partir de là, on se met à raconter cette expérience de plusieurs manières, selon ce qu’on en retient, et c’est bien normal : si, à la sortie de ce culte, je demande à trois d’entre vous de raconter ce que vous avez vécu pendant cette heure, j’aurais trois récits bien différents, avec quelques éléments communs. Dans le passage que j’ai lu tout à l’heure, on a la trace de deux manières de présenter ce qui s’est passé, deux versions différentes des événements : dans la première, Dieu est un chef de guerre qui combat pour son peuple un ennemi dont il a endurci le cœur, il refoule mer puis la fait revenir. Dans la seconde, Dieu est un créateur qui agit par sa parole, comme en Gn 1, il sépare son peuple de ses ennemis, il fait émerger la terre sèche pour son peuple, et il anéantit ses ennemis. Faut-il choisir entre ces deux versions ? Pas nécessairement : le récit biblique tel qu’il nous est parvenu prend le parti de les garder, comme pour nous inviter à garder le regard ouvert sur la diversité des expériences. Qu’il ne soit pas un récit historique ne veut pas dire qu’il n’a rien à nous dire pour aujourd’hui, au contraire c’est l’un des récits les plus fondamentaux de notre foi. Dans les deux versions, l’accent du récit est mis sur la liberté offerte aux humains : l’objectif du récit n’est pas de nous présenter un monde fantastique où un être doté de pouvoirs incroyables agit, mais de mettre en avant l’originalité absolue du Dieu d’Israël : il est celui qui conduit son peuple vers la liberté. Devant ce Dieu nous sommes libres, d’une liberté éternelle. Et ce Dieu-là nous libère de ce qui nous asservit, quelle que soit la forme de nos asservissements, et il nous libère sans condition, autant de fois que nécessaire.

Mais voilà, parfois Dieu n’est pas là. Ou en tout cas sa présence n’oriente pas le cours des choses vers le happy end que nous aimons tant trouver à la fin d’un livre ou d’un film. Parfois, la mer se referme sur celles et ceux qui fuient une situation de vie devenue tellement dramatique qu’elle les conduisait à la mort. Leur fuite les mène à la mort, après un long chemin de souffrance. Comment alors continuer à croire en un Dieu libérateur, un Dieu qui mène à la vie ?

Peut-être d’abord en ôtant de notre représentation de Dieu ce qui tend à en faire une idole : le Dieu qui nous appelle, le Dieu de Jésus Christ, n’est pas le Dieu du monde des bisounours dans lequel tout va toujours bien, où la souffrance, le malheur, le mal et la trahison n’existent pas. Il est le Dieu qui aime le monde malgré sa dureté, ou avec sa dureté, le Dieu qui espère l’humain pleinement humain qu’a rendu possible la venue du Christ. Il est le Dieu dont le Messie a été trahi et est mort sur une croix, rejeté de tous, et ressuscité au matin de Pâques.

Ceci étant dit, le scandale de la souffrance d’autrui reste un scandale. Et l’impuissance de Dieu devant cette souffrance est un autre scandale. Nous voulons un Dieu qui empêche cela. Et nous avons un Dieu qui se fait fragile, vulnérable entre nos mains, dans nos cœurs, au point de presque disparaître. Un Dieu qui échoue, souvent. Depuis la venue du Christ, nous n’avons plus le droit d’occulter l’impuissance de Dieu !!

Au cœur du malheur et de la souffrance, dans les camps de réfugiés, surpeuplés, insalubres, dans les prisons où l’on torture et où la corruption règne, sur les routes à la merci des passeurs et de ceux qui vivent de la misère des autres, sur les canots surchargés perdus en Méditerranée, Dieu semble impossible alors que c’est là qu’il est le plus nécessaire. Mais quel Dieu est impossible ? Celui précisément de la toute-puissance qui va tout régler. Quel Dieu est nécessaire ? Celui qui, fragile et vulnérable, s’offre à notre responsabilité, à notre protection dans chaque situation, dans chaque rencontre. Tout au long des récits de la bible hébraïque, tout au long des rencontres de Jésus avec les hommes et les femmes de son temps, la question est posée : toi, qui dis-tu que je suis ? Toi, qui veux-tu être pour moi, qui veux-tu que je sois pour toi ? Une question qui suscite, qui appelle, en chaque personne une réponse ancrée dans ce que Jésus nomme le JE SUIS. Une question qui peut remettre debout, en marche et en responsabilité, pour œuvrer avec Dieu et avec d’autres, à un monde plus humain. Parfois, la question ne rencontre chez une personne que la peur, le rejet, la fermeture. Cela n’ôte rien à l’amour que Dieu porte à cette personne, mais cela lui ôte de la capacité d’agir dans ce monde.

Que reste-t-il alors au cœur de la souffrance ? Comme dans toute situation, dans toute rencontre, le choix. Le désespoir ou l’espérance. Le silence des mots perdus à jamais, ou la prière, pour sommer Dieu de se manifester. La haine du monde qui abrite de telles situations. Ou l’amour. Celui – impossible – de l’être humain vers Dieu. Et celui – toujours déjà là – de Dieu vers chaque être humain. Cet amour qui connaît chaque être par son nom, qui recueille les larmes et le sang. Cet amour qui se souvient de celles et ceux que nous oublions, qui se réjouit que cette personne existe, ait existé, tout simplement. Le choix nous appartient. Il est de notre responsabilité de choisir la vie. C’est la promesse qui nous est faite aussi : un jour, tu choisiras la vie.

C’est une invitation à agir, là où nous sentons appelé.es, selon nos élans, nos trajectoires de vies, nos possibilités, nos capacités, nos charismes, une invitation à nous mettre au service de l’Autre dans le service des autres. Une invitation à nous laisser enrôler dans cette « armée » qui combat pour la vie – ou plutôt à prendre place dans cette assemblée d’appelé.es par Celui qui est le Dieu des vivants à œuvrer pour la vie. Il y a tant à faire !

Quand, dans une situation, nous percevons l’injustice, le manque d’amour, le malheur, comme des scandales, c’est précisément le signe la présence du Dieu de Jésus Christ. Le déchirement que nous vivons devant la souffrance et le malheur d’autrui est précisément l’ouverture sur l’Autre de Dieu. Prier pour plus de justice dans le monde, c’est avoir déjà en soi cet impératif de faire advenir la justice et recevoir déjà dans l’élan de prier la puissance de le déployer. S’émerveiller des gestes infimes de solidarité, d’humanité au cœur de l’enfer, c’est participer à leur multiplication. Chercher Dieu, là même où nous nous scandalisons de son absence, c’est précisément le signe de sa présence.

La traversée de la mer – que ce soit la mer Rouge, la mer Méditerranée, ou la mer de nos désespérances et de nos souffrances – se solde parfois par un échec, par la mort, ici comme là-bas, pour tout être humain. Le récit du livre de l’Exode est assurément un fondement de la foi d’Israël, comme de notre foi, parce qu’il rapporte l’expérience qu’on fait d’autres avant nous que parfois oui c’est vrai la mer s’ouvre, et cela nous donne de l’espérance. Si nous sommes invité.es à lire et relire ce récit, c’est aussi pour qu’il devienne notre histoire : pour nous souvenir qu’aujourd’hui aussi, pour nous, pour notre ami, pour notre ennemi, Dieu cherche à ouvrir la mer de ce qui enferme, oppresse, écrase et il a peut-être besoin que, comme Moïse, nous levions le bâton de notre courage de vivre. Si nous sommes invité.es à lire et relire ce récit, c’est qu’il est aussi une promesse : oui, un jour cela nous est promis, la mer s’ouvrira. Pour nous. Et pour Galil Sungo, Traouri Benjabo, Ibrahim Ngolo Khalil Koloba, Sékou, Mamadou Ba, Amaneal, Hala Mushin Sawan, Ali Rheza, Mahir Mete Kul, Ons Zaouali, Hanen Saidi, Fatima. Et pour tous les autres.

Cette promesse est notre espérance. Elle est notre cri.

Amen

 

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