« C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi ! » Esaïe 42, 1-7 / Mt, 3, 7-17
Dans la liturgie de l’Église, ce 12 janvier est dédié au baptême du Christ.
Après Noël, l’épiphanie. Après l’épiphanie, le baptême, et c’est ainsi que chaque nouvelle année claque fièrement au vent des trois principaux événements qui ouvrent la vie du Christ : sa naissance, l’adoration des mages et son baptême, adulte, dans les eaux vives du Jourdain.
Ce dimanche, nous quittons donc définitivement les évangiles de l’enfance, Joseph et Marie, les bergers et les mages qui se pressaient autour de son berceau, pour retrouver Jésus jeune homme au bord de l’eau, où il a rendez-vous avec la haute figure du baptiste, un prophète controversé qui ne soignait pas ses prédications et ne s’embarrassait pas de circonvolutions pour condamner un monde qui courait à sa perte. Vous avez entendu la violence et la radicalité de ses imprécations ; elles offrent un saisissant contraste avec l’apparition du Christ qui, si on fait preuve d’esprit d’observation met un terme au ministère du baptiste en lui imposant définitivement le silence.
Si bien qu’au seuil de cette méditation, je me pose une question : est-ce que Dieu a hésité entre Jean et Jésus ? Entre deux messies ? Entre deux Christ potentiels ? Est-ce que, Dieu a hésité entre ces deux jeunes gens, le radical du désert et l’amical des villes et des villages ? A-t-il hésité entre l’imprécateur et le rédempteur ? Entre celui qui clouait ses contemporains au pilori et celui qui termina sa vie sur une croix ? A-t-il hésité entre l’ascète et le bon-vivant ? Entre celui qui n’aimait pas la vie et celui qui l’aimait ? Entre le local et le mondial ?
Entre celui qui arrive avec la pelle à vanner à la main ou celui qui, je récite ici le prophète Esaïe « ne criera pas…ne brisera pas le roseau qui fléchit…n’éteindra pas la mèche qui faiblit mais…ne faiblira pas, ne fléchira pas, jusqu’à ce qu’il établisse le droit sur la terre, et que les îles lointaines aspirent à recevoir ses lois. » (Esaïe 42, 1-7)
Ce ne sont pas de pures questions rhétoriques. Elles sont inspirées par cette parole qui fracture le ciel en deux mais pas seulement le ciel : l’histoire en deux – cette parole qui en élisant coupe, tranche, choisit, établit : « Celui-ci est mon Fils – celui que j’approuve (eudokeo) / celui en qui je mets toute ma joie ».
Si Jésus est approuvé, élu et choisit comme Fils bien aimé, cela veut dire que Dieu a trouvé son plaisir, sa joie, dans le moins fort en gueule des deux, dans le doux plutôt que dans le dur, dans celui qui croyait à la paix plutôt qu’au déluge, celui qui annonçait le pardon plutôt que la condamnation, la vie plutôt que la mort.
Deux paroles gouvernent notre récit, la dernière parole de Jean et la première de Jésus dans l’Évangile selon Saint-Matthieu. La dernière parole de Jean figure en tête de votre feuillet : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi et c’est toi qui viens à moi » ! Et la première parole de Jésus qui la suit immédiatement : « Laisse faire ! car c’est ainsi que nous – toi et moi – nous accomplirons toute justice. » Ces deux paroles témoignent des mondes, des univers différents dans lesquels ils évoluent l’un et l’autre
Jean est l’homme de la verticalité. C’est l’homme qui plonge et qui relève. Il a le sens des hiérarchies ; il s’est toujours pensé en précurseur de « l’iskuteros », du plus fort que lui, de celui qui enfin allait séparer, purifier, alors que lui, Jean, ne fait que nettoyer. Jean qui passa sa vie toujours au même endroit, dans l’eau, où il plonge tout le monde comme les femmes font la lessive, pour rendre plus blanc. Jean, un homme de la verticalité, qui a le sens des hiérarchies, et donc des valeurs. Il y a le haut, le pur, le bon et il y a le bas, l’impur, le mauvais. Sur cette échelle, il se situe probablement assez haut par rapport aux gens qu’il baptise mais tout en bas par rapport à celui dont il annonce la venue et dont il se dit indigne de délier la lanière des sandales. Mais voici que « « quand Jésus paraît », rien ne se passe comme il le prévoyait. Jésus arrive sans pelle à vanner et sans fouet, désarmé. Il ne vient pas prendre, il vient recevoir. Il ne vient pas soumettre. Il vient se soumettre. Et si Jésus plonge là où tout le monde plonge, s’il n’y a plus de distinction entre le sauveur et les sauvés ; si le sauveur se mêle aux sauvés ; s’il est exactement là où ils sont ; s’il n’est pas au-dessus d’eux mais avec eux, c’est la fin du monde où Dieu est en haut et nous en bas. C’est la fin du monde où Dieu est tout ce que nous ne sommes pas. Alors ce n’est peut-être pas la fin du monde mais c’est assurément la fin du monde de Jean.
C’est complètement fou que le premier acte de Jésus dans l’Évangile selon Saint-Matthieu ne soit pas un faire mais un « laisser faire ». Il se « laisse faire ». C’est aussi sa première parole et son premier commandement « Laisse faire !
Et je crois bien que nous sommes ici aussi au cœur de l’univers spirituel du Christ, un univers un univers où nous n’avons rien à « faire » pour nous rapprocher de Dieu, rien d’autre à faire que de le laisser, lui, se rapprocher de nous.
Je ne sais pas si vous avez remarqué la subtilité de l’évangéliste qui note ensuite, sibyllin : « Alors Jean non pas le fait », c’est à dire non pas le baptise mais Jean « le laisse faire ». Jean laisse donc Jésus se laisser faire.
Dieu, en élisant Jésus à son baptême, choisit définitivement son camp. Pour certains, Il change de camp. Il trahit son propre camp. Pour d’autres, Il vient à eux, tout simplement.
Le premier mot est le mot « naître ». Ce récit de baptême est un récit de naissance. C’est en sortant des eaux du Jourdain que Jésus prend son nom de baptême : « Jésus-Christ ». Sorti des eaux du ventre de Marie à sa naissance, rempli de chair il sort ici des eaux du Jourdain rempli d’un souffle saint.
Le deuxième c’est le mot « co-naître », dans les deux sens du terme.
En se faisant baptiser « comme tout le monde » Jésus marque sa naissance commune, sa co-naissance. Sa communauté de vie avec nous. C’est le « lui avec nous » du Christ. Mais connaître aussi parce qu’un savoir l’habite. Il sait. Il connaît la volonté de Dieu et il sait que à cette volonté, nous sommes appelés à obéir. Il « laisse faire ». Le dernier mot est celui de reconnaître. Dieu l’a reconnu. Comme on dit qu’un père adoptif reconnaît son enfant. « Tu es mon Fils ». Naitre, connaître, reconnaître, trois mots qui offrent à la longue et tumultueuse histoire de Dieu avec son peuple sa renaissance.